« I would prefer not to » ou l’art de la procrastination – Episode 3
La procrastination à la Bartleby1 peut être vue comme une stratégie de lutte contre le pouvoir, un « antipouvoir » (cf. l’épisode 1 de notre série). Cette façon de voir a été théorisée du point de vue de la lutte politique comme une stratégie du faible face au fort. C’est exactement ce que certaines personnes très traumatisées peuvent mettre en place, refusant discrètement et méthodiquement l’aide proposée. De façon paradoxale, c’est une façon de reprendre le pouvoir.
Est-ce que Bartleby était heureux ?
Le propos d’Herman Melville n’était surement pas de savoir si son anti-héros était heureux. Je crois même que le bonheur fait souvent de fort mauvais romans et de forts mauvaises nouvelles. Je n’ai rien contre les happy end, mais après que les personnages aient été bien torturés. Mais donc, Herman Melville ne s ’embarrassait pas de littérature feel good (et c’est tant mieux !).
Pour ce qui est de Bartleby, j’ignore si les théoriciens politiques qui ont utilisé son exemple souhaitaient un « bonheur » similaire aux opposants de tous poils mais… [Spolier alert]… La fin de Bartleby ne me semble pas très enviable. D’un point de vue dramatique et littéraire, c’est génial, mais comme exemple de vie, c’est assez peu tentant.
On ne sait pas pourquoi ni comment Bartleby déboule un jour dans l’étude du notaire, personne ne comprends son comportement et son acharnement à vivre en Bartleby toute sa vie (pas seulement sa vie au bureau) nous fait passer du bouffon au tragique.
Vous ne m’y reprendrez plus !
Ce que Bartleby avait vécu avant d’arriver chez le notaire, on ne le saura pas non plus. Mais il me fait penser à un autre personnage de fiction, Jonathan de Le Pigeon de Patrick Süskind, autre Bartleby de l’existence à la vie très rétrécie. Or, Jonathan a connu un traumatisme qui a décidé de sa façon de vivre.
Pourquoi donc certaines personnes disent « I would prefer not to » à tout et tous ? Pour Jonathan, c’est un peu un « vous ne m’y reprendrez plus ». Lors du traumatisme, la personne vit un moment de vulnérabilité extrême, elle se sent totalement soumise aux événements et aux personnes qui lui font du mal. Elle se sent absolument seule et démunie, à la merci de son ou de ses agresseurs.
Tout comme l’avait pressenti les théoriciens de l’antipouvoir, le soumis, l’écrasé, la victime, n’a qu’une possibilité de retrouver du pouvoir sans risquer d’être encore plus écrasé : ne pas faire. Mais pas dans la révolte active (même si cela arrive aussi), non, dans la passivité, le fuite discrète mais bien réelle. I would prefer not to.
Comment saisir une savonnette humide ?
Il n’est donc pas rare que la personne qui a le plus besoin d ‘aide la fuit consciencieusement. Mais sans tambour ni trompette.
C’est ainsi que certains thérapisés sont de parfaits clients. Ils disent oui à tout (en apparence), ne sont jamais contrariants, mais rien ne change dans leur vie. Du moins tant que la confiance n’est pas établie, ce qui peut prendre des mois. J’ai même connu quelqu’un de très proche2 qui allait à ses séances de psychothérapie pour faire plaisir à son psy : elle mettait un point d’honneur à s’assurer que le thérapeute passe une bonne séance.
Certains loupent leur séances, viennent la veille ou croyaient que « c’était la semaine prochaine ». J’ai un jour proposé à une personne3 de me payer d’avance pour avoir un aiguillon supplémentaire pour venir (et peut-être aussi pour se sentir vraiment attendue). Un jour, elle oublia sa carte bancaire, ne paya donc pas la séance suivante d’avance et… ne vint pas.
D’autres errent de thérapeute en thérapeute à la recherche de la « bonne personne ». Je me souviens de l’un d’entre eux3 qui m’a narré par le menu les défauts de tous les autres psy qu’il avait consulté avant moi. Tel parlait trop, tel autre trop peu. Le cabinet de l’une était trop sombre et l’autre dans un quartier douteux, etc. Je n’ai pas été étonnée quand il a commencé à annuler ses rendez-vous : il m’avait certainement trouvé un défaut rédhibitoire.
Tout l’art réside alors en la capacité à ne pas avoir de projet pour le client. Ne pas attendre ceci ou cela. Ne même pas attendre qu’il aille mieux. A lui de voir. Car plus le pauvre Bartleby sent de pression, plus il se dérobe. Plus il sent que vous voulez le faire aller par ici, plus il ira par là-bas. Parce que rien de pire que se soumettre. Le pouvoir de l’autre est une menace mortelle, alors « I would prefer not to ».
Et si vous laissiez approcher, tout doucement ? Tout le monde ne vous veut pas du mal 🙂
(1) Herman Melville. Bartleby. Première parution en 1853.
(2) Je la cite avec son accord.
(3) Les détails sont issus du mélange de plusieurs cas, à des fins d’anonymat.
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